Charlie Hebdo avant 2015

Pour ne rien te cacher, j'ai été un grand fan de l'humour corrosif de Charlie Hebdo avant 2006. En effet la ligne éditoriale était plutôt de gauche critique atteignant parfois le niveau de pertinence voire d'impertinence du Canard Enchaîné ce qui pour moi est la référence du journal d'investigation et de dénonciation. Journal satirique (deuxième version du journal en 1992) relativement indépendant puisqu’appartenant aux journalistes créateurs (Gébé, Renaud, Philippe Val, Cabu et Bernard Maris). Il est bénéficiaire dans les premières années de sa vie, Philippe Val est alors rédacteur en chef, tandis que Gébé est directeur de publication et directeur artistique. Progressivement, les méthodes du nouveau directeur du journal Philippe Val sont contestées au sein même de la rédaction, donnant lieu à plusieurs querelles et à des démissions ou des licenciements : Philippe Corcuff, Olivier Cyran, Lefred-Thouron ou François Camé, ainsi que des collaborateurs extérieurs réguliers.. Ces départs sont en partie liés aux dissensions croissantes entre Val et les rédacteurs plus liés à la gauche radicale, dont beaucoup sont évincés. 

 

Le changement de ligne éditorial se manifeste le 15 novembre 2003, lorsque Philippe Val dénonce une « rhétorique immuablement semblable à celle qui innerva l’Europe d’avant-guerre » et qui, « a de quoi alarmer tous ceux qui savent comment meurent la paix et la démocratie ». Il s'insurge contre la complaisance d'une partie de la gauche envers Tariq Ramadan qu'il qualifie de « propagandiste antisémite. » et critique une partie de la gauche à laquelle il prête des positions antisémites au nom de l'antiracisme, se référant en particulier à la conférence de Durban en 2001 (organisé par l'ONU) durant laquelle le sionisme fut assimilé à une politique raciste. Comme quoi le conflit israélo-palestinien n'agite pas que les banlieues.

 

En  février 2006, une semaine après France-Soir, Charlie Hebdo publie à son tour la série des caricatures de Mahomet dans Jyllands-Posten. Il les accompagne d'un dessin de Une, réalisé par Cabu, sur lequel Mahomet, se prenant la tête dans les mains, s'écrie : « C’est dur d’être aimé par des cons ». Le dessin est surmonté du titre « Mahomet débordé par les intégristes », sous-entendant que les « cons » ainsi désignés sont les intégristes : une partie de la communauté musulmane se sent alors néanmoins visée. 

Habituellement, les ventes de Charlie se situaient entre 60 000 et 70 000 exemplaires, dont 11 500 abonnés. Tiré à 160 000 exemplaires, contre 120 000 habituellement, le numéro de Charlie Hebdo a été rapidement épuisé. Samedi 11 février, 480 000 nouveaux exemplaires, vendus sans publicité, ont été mis en kiosques, indique Eric Portheault, responsable des finances. 

"Il ne faut pas reculer, pas sur des principes", martèle M. Val. "La liberté d'expression est sans cesse menacée par ceux qui ne veulent pas exposer leur propre enfer intérieur", écrit-il dans le journal paru mercredi. Ce n'est ni une "provocation" ni un "coup marketing", assure-t-il. L'affaire des caricatures conduit le journal à publier, le 1er mars 2006, le Manifeste des douze, qui fait allusion à la coalition des syndicats face au gouvernement de Vichy en 1940, est un texte cosigné notamment par Philippe Val et Caroline Fourest avec notamment Salman Rushdie, Taslima Nasreen et Bernard-Henri Lévy, et qui dénonce l'islamisme comme un nouveau totalitarisme religieux menaçant la démocratie, comme naguère le fascisme, le nazisme et le stalinisme.

La Ligue des droits de l'homme dénonce ce texte, en l'accusant de diaboliser l'islam. Ouh! Encore les vilains Islamo-gauchiste!

 

En 2008 c'est l'affaire Siné,  L'affaire débute en juin, par un désaccord de traitement de l'affaire Clearstream entre Siné et Val puis, le 2 juillet 2008, avec une chronique de Siné parue dans l'hebdomadaire. Le dessinateur y critique Jean Sarkozy, fils du président nouvellement élu, Nicolas Sarkozy. Il s'y moque particulièrement de la possible conversion au judaïsme de Jean Sarkozy en raison de son mariage prochain. Philippe Val, directeur de la publication du journal, annonce son licenciement au dessinateur qui a refusé de formuler des excuses, le 15 juillet 2008.  La liberté d'expression défendu par la ligne éditoriale a soudain disparue. Siné est relaxé par les tribunaux face au chef d'accusation  d'antisémitisme et le journal est condamné à lui verser 90000 euros pour licenciement abusif. Philippe Val est nommé à la direction de France inter par Jean Luc Hees.  Comme chantre de la liberté d'expression il y licenciera également Stéphane Guillon et de Didier Porte. Tous deux, très corrosifs vis à vis du pouvoir en place, gagneront leur procès contre France Inter pour licenciement abusif. Un vrai sacre à la liberté d'expression...

 

2009 les affaires de Charlie vont mal, au point que la rédaction demande modestement aux lecteurs de renflouer leur caisse, au nom de la sauvegarde de la démocratie (sic) et du journal . Toujours plein d’humilité, Charb écrit: 

 

"En pleine crise de la presse (en pleine crise tout court), nous n’avons pas et nous ne voulons pas d’industriels fortunés comme actionnaires. Pas plus que nous ne voulons dépendre de la publicité. Nous ne touchons donc pas les aides de l’État dont bénéficient les journaux dits « à faibles ressources publicitaires », puisque, de publicité, nous n’en avons pas. L’indépendance, l’indépendance totale, a un prix. La presse gratuite coûte des millions de compromis éditoriaux, la presse libre coûte, elle, 2,50 euros. Et son existence ne repose que sur vous."

Le canard enchaîné tire quant à lui en 2010 à 492000 exemplaire. et voici sa une pour défendre la liberté d'expression en février 2006. Il ne produira aucune image du prophète susceptible d'attiser inutilement les passions mais plutôt de nombreuses caricatures qui se moque des islamistes.

Ce qui m'a poussé à ne plus acheter Charlie Hebdo c'est exactement cela. Dans un monde mondialisé majoritairement monothéiste, où le blasphème est interdit même au sein de pays démocratiques (l’Allemagne, le Danemark, l’Italie, l’Irlande, la Grèce, la Suisse et le Canada...) quel est le but d'attaquer de front des populations dont la culture ne permet même pas de penser qu'un athée puisse être un être moral. Quel but est recherché par Val quand il rajoute de l'huile sur le feu au nom de la liberté d'expression vis à vis de l'islam alors même qu'il censurera à plusieurs reprises ses collègues comme Siné quand il s'agit de Sarkozy, du judaïsme ou de Clearstream?

 

C'est ce qui sera décrié par un ancien de Charlie, Olivier Cyran, qui dénoncera le racisme qui commençait à prendre une forme hybride, avec un credo qu'on peut résumer "caricaturalement"  par "La liberté d'expression de blanc européen athée" contre "l'obscurantisme barbare arabo-musulman". Voici des extraits de la lettre qu'il a écrite à ses collègues:

"Sans doute n’avais-je ni la patience ni le cœur assez bien accroché pour suivre semaine après semaine la navrante mutation qui s’est opérée dans votre équipe après le tournant du 11 septembre 2001. Je ne faisais déjà plus partie de Charlie Hebdo quand les avions-suicides ont percuté votre ligne éditoriale, mais la névrose islamophobe qui s’est peu à peu emparée de vos pages à compter de ce jour-là m’affectait personnellement, car elle salopait le souvenir des bons moments que j’avais passés dans ce journal au cours des années 1990. Le rire dévastateur du « Charlie » que j’avais aimé sonnait désormais à mes oreilles comme le rire de l’imbécile heureux qui se déboutonne au comptoir du commerce, ou du cochon qui se roule dans sa merde. Pour autant je n’ai jamais qualifié votre journal de raciste. Mais puisque aujourd’hui vous proclamez haut et fort votre antiracisme inoxydable et sans reproches, le moment est peut-être venu de considérer sérieusement la question."

 

"Raciste, Charlie Hebdo ne l’était assurément pas du temps où j’y ai travaillé. En tout cas, l’idée qu’un jour le canard s’exposerait à pareil soupçon ne m’a jamais effleuré. Il y a avait bien quelques franchouillardises et les éditos de Philippe Val, sujets à une fixette inquiétante et s’aggravant au fil des ans sur le « monde arabo-musulman », considéré comme un océan de barbarie menaçant de submerger à tout instant cet îlot de haute culture et de raffinement démocratique qu’était pour lui Israël. Mais les délires du taulier restaient confinés à sa page 3 et ne débordaient que rarement sur le cœur du journal qui, dans ces années-là, me semblait-il, battait d’un sang plutôt bien oxygéné.

À peine avais-je pris mes cliques et mes claques, lassé par la conduite despotique et l’affairisme ascensionnel du patron, que les tours jumelles s’effondrèrent et que Caroline Fourest débarqua dans votre rédaction. Cette double catastrophe mit en branle un processus de reformatage idéologique qui allait faire fuir vos anciens lecteurs et vous en attirer d’autres, plus propres sur eux, et plus sensibles à la « war on terror » version Rires & Chansons qu’à l’anarchie douce d’un Gébé. Petit à petit, la dénonciation en vrac des « barbus », des femmes voilées et de leurs complices imaginaires s’imposa comme un axe central de votre production journalistique et satirique. Des « enquêtes » se mirent à fleurir qui accréditaient les rumeurs les plus extravagantes, comme la prétendue infiltration de la Ligue des droits de l’homme (LDH) ou du Forum social européen (FSE) par une horde de salafistes assoiffés de sang. Le nouveau tropisme en vigueur imposa d’abjurer le tempérament indocile qui structurait le journal jusqu’alors et de nouer des alliances avec les figures les plus corrompues de la jet-set intellectuelle, telles que Bernard-Henri Lévy ou Antoine Sfeir, cosignataires dans Charlie Hebdo d’un guignolesque « Manifeste des douze contre le nouveau totalitarisme islamique ». Quiconque ne se reconnaissait pas dans une lecture du monde opposant les civilisés (européens) aux obscurantistes (musulmans) se voyait illico presto renvoyé dans les cordes des « idiots utiles » ou des « islamo-gauchistes »."

 

Et encore:

 

À Charlie Hebdo, il a toujours été de bon ton de railler les « gros cons » qui aiment le foot et regardent TF1. Pente glissante. La conviction d’être d’une essence supérieure, habilitée à regarder de très haut le commun des mortels, constitue le plus sûr moyen de saboter ses propres défenses intellectuelles et de les laisser bailler au moindre courant d’air. Les vôtres, pourtant arrimées à une bonne éducation, à des revenus confortables et à l’entre-soi gratifiant de la « bande à Charlie », ont dégringolé à une vitesse ahurissante. Je me souviens de cette pleine page de Caroline Fourest parue le 11 juin 2008. Elle y racontait son amicale rencontre avec le dessinateur néerlandais Gregorius Nekschot, qui s’était attiré quelques ennuis pour avoir représenté ses concitoyens musulmans sous un jour particulièrement drolatique. Qu’on en juge : un imam habillé en Père Noël en train d’enculer une chèvre, avec pour légende : « Il faut savoir partager les traditions ». Ou un Arabe affalé sur un pouf et perdu dans ses pensées : « Le Coran ne dit pas s’il faut faire quelque chose pour avoir trente ans de chômage et d’allocs ». Ou encore ce « monument à l’esclavage du contribuable autochtone blanc » : un Néerlandais, chaînes au pied, portant sur son dos un Noir, bras croisés et tétine à la bouche. Racisme fétide ? Allons donc, liberté d’expression ! Certes, concède Fourest, l’humour un peu corsé de son ami « ne voyage pas toujours bien », mais il doit être compris « dans un contexte néerlandais ultra tolérant, voire angélique, envers l’intégrisme ». La faute à qui si les musulmans prêtent le flanc à des gags difficilement exportables ? Aux musulmans eux-mêmes et à leurs alliés trop angéliques, ça va de soi. Comme l’enseigne Nekschot aux lecteurs de Charlie Hebdo, « les musulmans doivent comprendre que l’humour fait partie de nos traditions depuis des siècles ».

 

Il poursuit par:

 

"Le pilonnage obsessionnel des musulmans auquel votre hebdomadaire se livre depuis une grosse dizaine d’années a des effets tout à fait concrets. Il a puissamment contribué à répandre dans l’opinion « de gauche » l’idée que l’islam est un « problème » majeur de la société française. Que rabaisser les musulmans n’est plus un privilège de l’extrême droite, mais un droit à l’impertinence sanctifié par la laïcité, la république, le « vivre ensemble ». Et même, ne soyons pas pingres sur les alibis, par le droit des femmes – étant largement admis aujourd’hui que l’exclusion d’une gamine voilée relève non d’une discrimination stupide, mais d’un féminisme de bon aloi consistant à s’acharner sur celle que l’on prétend libérer. Drapés dans ces nobles intentions qui flattent leur ignorance et les exonèrent de tout scrupule, voilà que des gens qui nous étaient proches et que l’on croyait sains d’esprit se mettent brusquement à débonder des crétineries racistes. À chacun sa référence : La journée de la jupe, Elisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Caroline Fourest, Pascal Bruckner, Manuel Valls, Marine Le Pen ou combien d’autres, il y en a pour tous les goûts et toutes les « sensibilités ». Mais il est rare que Charlie Hebdo ne soit pas cité à l’appui de la règle d’or qui autorise à dégueuler sur les musulmans. Et comme vos disciples ont bien retenu la leçon, ils ne manquent jamais de se récrier quand on les chope en flag’ : mais enfin, on a bien le droit de se moquer des religions ! Pas d’amalgame entre la critique légitime de l’islam et le racisme anti-arabe !"

...

"Vous connaissant, je m’interroge cependant : c’est quoi, au juste, votre problème avec les musulmans de ce pays ? Dans votre texte du Monde, vous invoquez la salutaire remise en cause des « si grands pouvoirs des principaux clergés », mais sans préciser en quoi l’islam – qui n’a pas de clergé, mais on ne peut pas tout savoir, hein – exerce en France un « si grand pouvoir ». Hors de la version hardcore qu’en donnent quelques furieux, la religion musulmane ne me paraît pas revêtir chez nous des formes extraordinairement intrusives ou belliqueuses. Sur le plan politique, son influence est nulle : six millions de musulmans dans le pays, zéro représentant à l’Assemblée nationale. Pour un parlementaire, il est plus prudent de plaider la cause des avocats d’affaires et de voter des lois d’invisibilité pour les femmes voilées que de s’inquiéter de l’explosion des violences islamophobes. Pas un seul musulman non plus chez les propriétaires de médias, les directeurs d’information, les poids lourds du patronat, les grands banquiers, les gros éditeurs, les chefferies syndicales."...

 

Me voilà insistant, te conseillant vivement de poursuivre la lecture éclairante de cette lettre à Charlie

 

D'une certaine manière Charlie Hebdo était devenu pour moi le lieu d'un groupe de dessinateurs géniaux qui se sont polarisés sur une cible porteuse, l'Islam, en produisant un journal potache à diffusion international. L'hebdo est resté prisonnier de ce rapport de force qui traversait la société française. Il est devenu un des instruments de l'islamophobie ambiante, moyen nouveau de construire un racisme autorisé par la loi, réunissant comme à chaque fois toutes les tendances politiques de l’extrême droite à l’extrême gauche